De l’Expertise Clinique à l’Expertise Pédagogique : La Science de Devenir Formateur
Chers collègues kinésithérapeutes, notre profession exige une maîtrise approfondie des connaissances scientifiques et une pratique clinique affûtée par l’expérience. Nombre d’entre vous possèdent ce double pilier et aspirent légitimement à partager ce capital en devenant formateurs. Il est tentant de croire que l’excellence dans sa discipline est suffisante pour enseigner efficacement. Pourtant, les recherches en sciences de l’éducation convergent : savoir n’est pas synonyme de savoir enseigner. Transmettre des connaissances est un processus complexe qui relève d’une expertise spécifique, un « métier » à part entière nécessitant l’acquisition de « gestes » professionnels dédiés.
L’idée que la simple possession de connaissances académiques garantit une transmission réussie est un mythe tenace, hérité d’une vision dépassée de l’enseignement. Ce mythe se manifeste de diverses manières, y compris par la persistance de concepts non validés scientifiquement dans la littérature éducative. Un exemple frappant, même dans le domaine de l’éducation médicale, est celui de la « Pyramide de l’Apprentissage » attribuée à Edgar Dale ou aux NTL. Cette pyramide, souvent citée avec des pourcentages de rétention spécifiques selon les méthodes pédagogiques, a été identifiée comme un mythe non fondé. Les études montrent que, malgré les réfutations, sa citation augmente, parfois même en utilisant les critiques pour la supporter. Les statistiques associées à cette pyramide sont qualifiées sans ambiguïté de « rubbish » et ne proviennent pas d’Edgar Dale. S’appuyer sur de telles idées reçues non validées peut nuire à la crédibilité du domaine de la formation, y compris en santé. Devenir un formateur rigoureux implique donc d’adopter une démarche critique et de fonder sa pratique sur des données probantes, comme nous le faisons dans notre pratique clinique.
Comprendre l’Apprentissage : Une Base Scientifique Essentielle
Au cœur de l’expertise du formateur se trouve la capacité non pas seulement à parler de son sujet, mais à « faire apprendre« . Cela exige de comprendre les mécanismes d’apprentissage. Les recherches en sciences cognitives, psychologie et neurosciences nous l’enseignent : apprendre est un processus qui demande des efforts et consomme de l’énergie. Le cerveau n’est pas nativement conçu pour l’apprentissage académique, mais il peut y exceller lorsque les conditions sont réunies.
Un facteur déterminant de la réussite de l’apprentissage est ce que l’apprenant sait déjà. Les nouvelles connaissances s’ancrent en se connectant et en structurant avec les savoirs antérieurs. Un formateur efficace sait identifier les connaissances préexistantes de ses apprenants et construire sur cette base. De même, comprendre les concepts tels que la charge cognitive et l’organisation de la mémoire offre des pistes concrètes pour optimiser la transmission. Un cours trop long ou trop explicatif peut, paradoxalement, empêcher l’apprentissage.
Le Rôle (et la Complexité) du Savoir Expérientiel
Dans les domaines de la santé, l’expérience personnelle et clinique détient une valeur indéniable. L’expression « savoir expérientiel » est largement mobilisée, notamment en soins infirmiers. Ce concept, initialement défini comme une « vérité tirée de l’expérience personnelle relative à un phénomène« , est issu de l’étude des groupes d’entraide entre pairs. Il inclut des notions de « bon sens et savoir-faire« . L’expérience vécue est le fondement, mais la production de sens s’appuie sur une posture réflexive.
Cependant, d’un point de vue épistémologique, l’usage du terme « savoir expérientiel » est débattu et peut créer une confusion. Certains chercheurs en sciences sociales, tout en reconnaissant la valeur de l’expérience, préfèrent parler de « connaissances issues de l’expérience« . Ces connaissances sont souvent perçues comme singulières, pratiques, dynamiques et évolutives, mais ne s’enseignent pas au sens d’un savoir formalisé et transmissible universellement. La reconnaissance de ces connaissances peut d’ailleurs être liée à des enjeux sociaux et de pouvoir, visant à valoriser l’expérience vécue, notamment celle des patients.
Pour le formateur, cela signifie que si l’expérience clinique est une source inestimable d’exemples, d’illustrations et de « connaissances pratiques », elle ne constitue pas, à elle seule, le « savoir enseigner ». L’expertise du formateur réside dans sa capacité à structurer, conceptualiser et rendre transmissibles des éléments qui peuvent être illustrés par l’expérience, mais aussi à intégrer les connaissances scientifiques sur l’apprentissage et les méthodes pédagogiques validées.
Développer l’Expertise de Formateur : Une Pratique Intentionnelle et Réflexive
Comme pour toute forme d’expertise (sportive, musicale, etc.), l’expertise pédagogique ne s’acquiert pas par la simple accumulation d’années de pratique (« sur le tas ») ou par l’imitation d’un « maître » (« compagnonnage »). Ces approches, bien que potentiellement utiles, sont limitantes et tendent à reproduire l’existant sans favoriser l’innovation ou l’adaptation individuelle.
Devenir un formateur efficace requiert une pratique intentionnelle et une démarche réflexive sur sa propre pratique d’enseignement. Il s’agit d’analyser ce qui fonctionne, pourquoi, et comment s’améliorer, souvent en confrontation et en coopération avec d’autres formateurs. Cette réflexion doit intégrer la compréhension du fonctionnement cognitif des apprenants, des dynamiques sociales en jeu, et même des aspects relationnels et affectifs qui influencent l’apprentissage. Savoir adapter sa posture, son langage corporel, et gérer la dynamique de groupe sont des compétences cruciales.
Enfin, le paysage de la formation, tout comme celui de la santé, évolue constamment. Les connaissances scientifiques progressent, les techniques pédagogiques se renouvellent. La formation continue n’est pas une option, mais une nécessité pour maintenir son expertise et sa pertinence.
En conclusion, votre solide bagage scientifique et clinique est un atout majeur. Mais pour le valoriser pleinement en tant que formateur, il est indispensable d’acquérir les savoirs et savoir-faire spécifiques de la pédagogie. Cela implique d’adopter une posture scientifique face à l’enseignement (en rejetant les mythes non validés), de comprendre les processus d’apprentissage selon les données de la recherche, d’apprendre à structurer et transmettre efficacement, de capitaliser de manière réflexive sur l’expérience (la vôtre et celle des apprenants), et de s’engager dans un développement professionnel continu. C’est cette transformation, de l’expert de la kinésithérapie à l’expert de l’apprentissage en kinésithérapie, que propose une formation de formateur solidement étayée.
Sources mobilisées :
- « Edgar Dale’s Pyramid of Learning in medical education: Further expansion of the myth – Masters – 2020 – Medical Education – Wiley Online Library »
- « Le savoir expérientiel : exploration épistémologique d’une expression répandue dans le domaine de la santé | Cairn.info »
- « L’apprentissage visible : ce que la science sait de l’apprentissage »
- « Suffit-il de savoir pour savoir enseigner ? – Les Cahiers pédagogiques »